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byung-chul han

  • Nihilisme et technologie: le vide numérique de l'époque moderne...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Bernard Lindekens cueilli sur Euro-synergies et consacré au nihilisme technologique.

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    Nihilisme et technologie: le vide numérique de l'époque moderne

    Nous vivons à une époque où la technologie a radicalement changé notre vie. L'intelligence artificielle, les réseaux sociaux, la réalité virtuelle et la prise de décision guidée par des algorithmes déterminent de plus en plus notre réalité. En même temps, de nombreuses personnes luttent contre un profond sentiment d'insignifiance et d'aliénation. Le nihilisme – l'idée que la vie n'a pas de signification inhérente – semble aller de pair avec les avancées technologiques. Comment se fait-il qu'à une époque de possibilités technologiques sans précédent, le sentiment de vide et de manque de but soit si fortement présent ? Et que dit cela sur l'avenir de l'humanité ?

    Qu'est-ce que le nihilisme ?

    Le nihilisme est la conviction philosophique qu'il n'y a pas de signification, de valeurs ou d'objectif objectif dans la vie. Le terme est devenu particulièrement connu grâce à Friedrich Nietzsche, qui a mis en garde contre les dangers d'un monde où les valeurs traditionnelles perdent leur signification. À ses yeux, le nihilisme, s'il n'était pas surmonté, pourrait conduire à une crise existentielle où les gens sombraient dans la passivité, le cynisme ou la destruction.

    Il existe différentes formes de nihilisme :

        - Nihilisme existentiel : l'idée que la vie n'a pas de signification inhérente.

        - Nihilisme épistémologique : la conviction que la connaissance et la vérité sont fondamentalement inaccessibles.

        - Nihilisme moral : le rejet des valeurs morales objectives.

    Bien que le nihilisme soit souvent associé à la philosophie et à la littérature, il a pris une nouvelle dimension à l'époque actuelle : celle du nihilisme technologique.

    L'essor du nihilisme technologique

    La technologie a amélioré de nombreux aspects de notre vie : communication plus rapide, meilleurs soins médicaux et accès illimité à l'information. Mais paradoxalement, cette avancée a également créé un sentiment de manque, d'absence de but et d'aliénation.

    Autrefois, les gens trouvaient un sens dans les expériences physiques, la religion, la famille et les interactions sociales directes. Aujourd'hui, une grande partie de notre vie se déroule dans des environnements numériques. Les réseaux sociaux, les jeux vidéo et les environnements issus du travail en ligne font que nos expériences sont de plus en plus médiatisées par des écrans et des algorithmes.

    Le problème est que les expériences numériques sont souvent superficielles et éphémères. Les « likes », les partages et les vues remplacent les interactions sociales plus profondes. Les identités en ligne sont soigneusement mises en scène, mais manquent d'authenticité. Cela crée un paradoxe: nous sommes plus connectés que jamais, mais nous nous sentons souvent plus seuls et plus aliénés.

    Dans un monde nihiliste où les valeurs traditionnelles s'effondrent, les gens cherchent de nouvelles structures pour donner un sens à leur vie. La technologie joue un rôle de plus en plus important dans ce processus. Les big data et l'IA sont de plus en plus utilisés pour orienter les décisions humaines, qu'il s'agisse de quels films nous regarderons ou de quels partenaires nous fréquenterons. Mais si les algorithmes déterminent notre vie, qu'est-ce que cela signifie pour le libre arbitre et l'autonomie ?

    Des critiques comme le philosophe Byung-Chul Han avertissent que nous vivons dans une société « guidée par les données » où l'expérience humaine est réduite à des calculs. L'individu perd lentement son autonomie et devient un consommateur passif dirigé par des forces invisibles. Cela conduit à un nihilisme technologique où la quête de sens disparaît : si tout est déterminé par des algorithmes, pourquoi devrions-nous encore réfléchir à nos choix ?

    La Silicon Valley a créé une idéologie spécifique où la technologie est présentée comme LA solution à tous les problèmes humains. Le transhumanisme, la promesse d'immortalité via l'IA et le métavers sont des exemples de la manière dont la technologie est utilisée comme un récit quasi-religieux.

    Mais beaucoup de critiques voient ces utopies comme une forme d'évasion. Au lieu de répondre à de véritables questions existentielles, les entreprises technologiques créent une illusion de progrès. Elles promettent que la technologie sauvera l'humanité, tandis que les questions fondamentales – Quelle est le sens de la vie ? Comment faisons-nous face à la mortalité ? – restent sans réponse.

    Le nihilisme technologique n'est donc pas seulement un sous-produit du monde numérique, mais aussi une stratégie consciente: en laissant les gens croire que la technologie résoudra leurs problèmes, ils deviennent passifs et dépendants. L'une des formes les plus directes de nihilisme technologique est l'essor de la réalité virtuelle et de la réalité augmentée. Avec le développement du métavers et des mondes entièrement numériques, la frontière entre réalité et fiction devient de plus en plus floue. D'une part, cela offre d'énormes possibilités : les gens peuvent acquérir de nouvelles expériences, entretenir des relations sociales et même travailler dans des environnements numériques. Mais d'autre part, il y a le danger que les gens cherchent de plus en plus refuge dans ces réalités alternatives.

    Dans une société nihiliste où le monde physique est perçu comme dépourvu de sens, la réalité virtuelle peut devenir l'évasion ultime. Pourquoi faire face à la dure réalité lorsque l'on peut pénétrer dans un monde parfaitement simulé où l'on a le contrôle total ?

    Des philosophes comme Jean Baudrillard nous ont déjà averti de cette dérive en avançant le concept d'hyperréalité : un monde où les simulations remplacent la réalité, jusqu'à ce que les gens ne puissent plus voir la différence.

    L'intelligence artificielle a le potentiel de reproduire la créativité humaine, l'émotion et même la conscience. Mais l'IA fonctionne selon un modèle strictement rationnel et calculé. Elle n'a pas d'expérience subjective, pas de sentiment de signification ou d'objectif. À mesure que de plus en plus de fonctions humaines sont reprises par l'IA, cela soulève des questions existentielles. Qu'est-ce que cela signifie d'être humain dans un monde où l'intelligence et la créativité sont répliquées par des machines ? L'expérience humaine a-t-elle encore une valeur intrinsèque si un algorithme peut produire un art, de la musique ou même de la littérature meilleurs que nous-mêmes?

    La combinaison de l'IA et du nihilisme conduit à une conclusion inconfortable : si les machines peuvent finalement tout faire mieux que nous, pourquoi devrions-nous encore nous donner du mal ? C'est le cœur du nihilisme technologique : le sentiment que l'homme devient finalement superflu dans ses propres créations.

    Comment en sortir ?

    Bien que le nihilisme technologique soit une force puissante dans le monde moderne, cela ne signifie pas que nous ne pouvons pas lui opposer une résistance. Il existe différentes manières d'utiliser la technologie sans sombrer dans le vide existentiel. Au lieu de nous laisser guider aveuglément par des algorithmes et des données, nous devons utiliser la technologie de manière consciente. Cela signifie réfléchir de manière critique à la façon dont les réseaux sociaux, l'IA et les outils numériques nous influencent. Un véritable sens émerge dans les relations humaines et les expériences. En considérant la technologie comme un moyen plutôt que comme un objectif, nous pouvons nous concentrer sur des interactions authentiques plutôt que sur des connexions superficielles en ligne. Le nihilisme peut être surmonté par une recherche active de sens. La philosophie, l'art et la réflexion personnelle offrent des alternatives pour envisager le monde et trouver un sens dans une société technologique. Au lieu d'utiliser la technologie comme une évasion ou un remplacement de l'expérience humaine, nous devons aspirer à une technologie qui renforce notre humanité. Cela signifie une IA éthique, des interactions numériques humaines et un focus sur le bien-être plutôt que sur le profit.

    Le nihilisme et la technologie sont profondément interconnectés dans le monde moderne. Le défi du 21ème siècle n'est pas seulement de rendre la technologie plus intelligente, mais aussi de veiller à ne pas sombrer dans un état de nihilisme technologique. Ce choix nous appartient.

    Bernard Lindekens (Euro-Synergies, 14 avril 2025)

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  • Crise dans le récit...

    Les éditions des Presses universitaires de France viennent de publier un nouvel essai de Byung-Chul Han intitulé Crise dans le récit.

    Originaire de Corée, influencé notamment par l’œuvre de Heidegger, Byung-Chul Han est professeur de philosophie à l'Université des arts de Berlin. Plusieurs de ses ouvrages ont déjà été traduits en français dont Dans la nuée - Réflexions sur le numérique (Acte sud, 2015), Le parfum du temps (Circé, 2016), Psychopolitique (Circé, 2016), Sauvons le Beau - L'esthétique à l'ère numérique.(Actes sud, 2016), La société de transparence (PUF, 2017), Topologie de la violence (R&N, 2019), Thanatocapitalisme (PUF, 2021) et Infocratie - Numérique et crise de la démocratie (PUF, 2023).

     

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    " Parmi les besoins essentiels de l’homme, il y a celui de se raconter des histoires. Le récit permet de donner du sens à notre existence et crée du lien social. Or, la saturation actuelle de mots et d’informations a corrompu sa nature en le transformant en un objet mercantile, entraînant notre époque dans une véritable crise narrative. Si le récit s’adresse à la communauté, le storytelling que nous subissons aujourd’hui s’adresse aux consommateurs. L’auteur dénonce dans ce texte stimulant et incisif les maux de l’ère post-narrative, et nous invite à renouer avec le sens du récit. "

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  • Vita contemplativa...

    Les éditions Actes Sud de France viennent de publier un nouvel essai de Byung-Chul Han intitulé Vita contemplativa ou De l'inactivité.

    Originaire de Corée, influencé notamment par l’œuvre de Heidegger, Byung-Chul Han est professeur de philosophie à l'Université des arts de Berlin. Plusieurs de ses ouvrages ont déjà été traduits en français dont Dans la nuée - Réflexions sur le numérique (Acte sud, 2015), Le parfum du temps (Circé, 2016), Psychopolitique (Circé, 2016), Sauvons le Beau - L'esthétique à l'ère numérique.(Actes sud, 2016), La société de transparence (PUF, 2017), Topologie de la violence (R&N, 2019), Thanatocapitalisme (PUF, 2021) et Infocratie - Numérique et crise de la démocratie (PUF, 2023).

     

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    " « L'inactivité ne constitue pas une incapacité, un refus, une simple absence d'activité, mais une faculté à part entière - un patrimoine autonome. L'inactivité a sa propre logique, son propre langage, sa propre temporalité, sa propre architecture, sa propre magnificence, mieux, sa propre magie. Elle n'est ni une faiblesse ni un manque ; elle est au contraire une intensité qui n'est ni perçue ni reconnue dans notre société active et performante. Nous n'avons pas d'accès au royaume et à la richesse de l'inactivité. L'inactivité est une forme éclatante de l'existence humaine, mais elle s'est aujourd'hui fanée jusqu'à ne plus être qu'une forme vide de l'activité. »

    Byung-Chul Han rend toute sa splendeur à l'inactivité en menant une analyse vigoureuse de notre rapport au temps, à l'activité et à la performance. Il esquisse par là même une nouvelle forme de vie. "

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  • Infocratie...

    Les Presses universitaires de France viennent de publier un nouvel essai de Byung-Chul Han intitulé Infocratie - Numérique et crise de la démocratie.

    Originaire de Corée, influencé notamment par l’œuvre de Heidegger, Byung-Chul Han est professeur de philosophie à l'Université des arts de Berlin. Plusieurs de ses ouvrages ont déjà été traduits en français dont Dans la nuée - Réflexions sur le numérique (Acte sud, 2015), Le parfum du temps (Circé, 2016), Psychopolitique (Circé, 2016), Sauvons le Beau - L'esthétique à l'ère numérique.(Actes sud, 2016), La société de transparence (PUF, 2017), Topologie de la violence (R&N, 2019) et Thanatocapitalisme (PUF, 2021).

     

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    " Le tsunami d'informations déclenché par la numérisation menace de nous submerger dans une mer de communication frénétique qui perturbe de nombreuses sphères de la vie sociale, y compris la politique. Les campagnes électorales sont maintenant menées comme des guerres d'information, et la démocratie dégénère en infocratie. Dans son nouveau livre, Byung-Chul Han soutient que l'infocratie est la règle dans le capitalisme d'information contemporain. Alors que le capitalisme industriel a fonctionné avec la contrainte et la répression, ce nouveau régime d'information exploite la liberté au lieu de la réprimer. La surveillance et la punition font place à la motivation et à l'optimisation : nous imaginons que nous sommes libres, mais nos vies entières sont enregistrées afin que notre comportement puisse être contrôlé psychopolitiquement. Sous le régime néolibéral de l'information, les mécanismes du pouvoir fonctionnent non pas parce que les gens sont conscients de la surveillance constante, mais parce qu'ils se pensent libres. "

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  • Thanatocapitalisme...

    Les éditions PUF viennent de publier un recueil de textes de Byung-Chul Han intitulé Thanatocapitalisme.

    Originaire de Corée, influencé notamment par l’œuvre de Heidegger, Byung-Chul Han est professeur de philosophie à l'Université des arts de Berlin. Plusieurs de ses ouvrages ont déjà été traduits en français dont Dans la nuée - Réflexions sur le numérique (Acte sud, 2015), Le parfum du temps (Circé, 2016), Psychopolitique (Circé, 2016), Sauvons le Beau - L'esthétique à l'ère numérique.(Actes sud, 2016), La société de transparence (PUF, 2017) et Topologie de la violence (R&N, 2019).

     

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    " Ce que nous nommons la croissance aujourd’hui est en fait une excroissance, une prolifération qui détruit l’organisme social. D’une vitalité inexplicable et mortelle, ses excès métastasent et prolifèrent à l’infini. Arrivée à un certain stade, la production devient destructrice : le capitalisme a depuis longtemps dépassé ce point critique. Ses pouvoirs destructeurs produisent non seulement des catastrophes écologiques ou sociales, mais aussi des catastrophes mentales. Les effets dévastateurs du capitalisme suggèrent l’influence d’une pulsion de mort. Penser le capitalisme aujourd’hui ne peut se faire sans l’acceptation de cette pulsion. "

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  • La révolution virale aura-t-elle lieu ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Byung-Chul Han, cueilli sur le site du quotidien Libération et consacré au nouveau pas que va faire franchir à l'Occident un nouveau pas vers la mise en place d'une surveillance généralisée... Philosophe allemand d'origine coréenne, Byung-Chul Han a vu plusieurs de ses livres traduits en français , comme Dans la nuée - Réflexions sur le numérique (Acte sud, 2015), Le parfum du temps (Circé, 2016), Psychopolitique (Circé, 2016), Sauvons le Beau - L'esthétique à l'ère numérique.(Actes sud, 2016), La société de transparence (PUF, 2017) ou Topologie de la violence (R&N, 2019).

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    La révolution virale n’aura pas lieu

    Le coronavirus est un test système pour le logiciel étatique. Il semble que l’Asie parvient beaucoup mieux à juguler l’épidémie que ses voisins européens : à Hongkong, Taïwan et Singapour, on compte très peu de personnes contaminées et, pour la Corée du Sud et le Japon, le plus dur est passé. Même la Chine, premier foyer de l’épidémie, a largement réussi à endiguer sa progression. Depuis peu, on assiste à un exode des Asiatiques fuyant l’Europe et les Etats-Unis : Chinois et Coréens veulent regagner leur pays d’origine où ils se sentiront plus en sécurité. Le prix des vols explose, et trouver un billet d’avion pour la Chine ou la Corée est devenu mission impossible.

    Et l’Europe ? Elle perd pied. Elle chancelle sous le coup de la pandémie. On désintube des patients âgés pour pouvoir soulager les plus jeunes. Mais l’on constate aussi qu’un actionnisme dénué de sens est à l’œuvre. La fermeture des frontières apparaît comme l’expression désespérée de la souveraineté des Etats, alors que des coopérations intensives au sein de l’Union européenne auraient un effet bien plus grand que le retranchement aveugle de ses membres dans leur pré carré.

    Quels sont les avantages systémiques de l’Asie face à l’Europe dans la lutte contre la maladie ? Les Asiatiques ont massivement misé sur la surveillance numérique et l’exploitation des mégadonnées. Aujourd’hui, en Asie, ce ne sont pas les virologues ou les épidémiologistes qui luttent contre la pandémie, mais bien les informaticiens et les spécialistes du «big data» - un changement de paradigme dont l’Europe n’a pas encore pris toute la mesure. «Les données massives sauvent des vies humaines !» s’écrient les champions de la surveillance numérique.

    Il n’existe chez nos voisins asiatiques presque aucune forme de conscience critique envers cette surveillance des citoyens. Même dans les Etats libéraux que sont le Japon et la Corée, le contrôle des données est presque tombé aux oubliettes, et personne ne se rebelle contre la monstrueuse et frénétique collecte d’informations des autorités. La Chine est allée jusqu’à instaurer un système de «points sociaux» - perspective inimaginable pour tout Européen - qui permet d’établir un «classement» très exhaustif de ses citoyens, en vertu duquel l’attitude sociale de chaque personne doit pouvoir être systématiquement évaluée. Le moindre achat, la moindre activité sur les réseaux sociaux, le moindre clic est contrôlé. Quiconque brûle un feu rouge, fréquente des personnes hostiles au régime, poste des commentaires critiques sur Internet se voit attribuer des «mauvais points». C’est vivre dangereusement. A l’inverse, celui qui achète en ligne des aliments jugés sains ou lit des journaux proches du Parti sera récompensé par des «bons points». Et celui qui a engrangé assez de bons points pourra obtenir un visa de sortie ou des prêts à taux attractifs. Mais celui qui tombe en dessous d’un certain nombre de points pourrait bien perdre son boulot.

    200 millions de caméras

    En Chine, cette surveillance sociale exercée par l’Etat est rendue possible grâce à un échange de données illimité avec les fournisseurs de téléphonie mobile et d’accès à Internet. La notion de protection des données existe à peine, et l’idée de «sphère privée» est absente du vocabulaire des Chinois. La Chine a installé sur son territoire 200 millions de caméras, équipées pour la plupart d’un système de reconnaissance faciale extrêmement perfectionné qui peut déceler jusqu’aux grains de beauté. Personne n’y coupe. Partout, dans les magasins, dans les rues, dans les gares et les aéroports, ces caméras intelligentes scrutent et «évaluent» chaque citoyen.

    Et voici que cette immense infrastructure déployée afin de garantir la surveillance électronique du peuple se révèle d’une efficacité redoutable pour endiguer l’épidémie. Toute personne qui sort de la gare de Pékin est immédiatement identifiée par une caméra. L’appareil mesure sa température corporelle, et il suffit que celle-ci soit anormalement élevée pour que toute personne ayant voyagé dans le même compartiment en soit immédiatement informée par téléphone mobile - car le système sait exactement qui était assis à quelle place. Sur les réseaux sociaux, on parle même de drones utilisés pour surveiller la quarantaine. Dès que quelqu’un tente de rompre le confinement, un drone volant s’approche de lui et une voix automatique lui ordonne de regagner son domicile. Qui sait, peut-être même que ces engins impriment des amendes qui descendent doucement jusqu’aux fautifs. Un tableau dystopique pour les Européens, mais qui semble ne rencontrer aucun obstacle dans l’empire du Milieu.

    La Chine n’est pas la seule à avoir banni toute réflexion critique quant à la surveillance numérique ou au big data : il en est de même en Corée du Sud, à Hongkong, à Singapour, à Taïwan et au Japon, des Etats qui s’enivrent littéralement du tout numérique. Cette situation a une cause culturelle précise : en Asie, le collectivisme règne en maître, et l’individualisme n’est que faiblement développé. (L’individualisme et l’égoïsme sont deux choses différentes : il va de soi qu’en Asie aussi, l’égoïsme a de beaux jours devant lui.)

    Or, force est de constater qu’en matière de lutte contre le virus, les mégadonnées semblent être plus efficaces que la fermeture des frontières. Il est même possible qu’à l’avenir, la température corporelle, le poids et le taux de glycémie, entre autres données, soient contrôlés par l’Etat. Une biopolitique numérique qui viendrait renforcer la psychopolitique numérique déjà en place, dans le but d’influer directement sur les pensées et les émotions des citoyens.

    A Wuhan, des milliers d’équipes chargées de la surveillance électronique ont été formées, avec pour tâche de traquer les malades potentiels en utilisant uniquement leurs données spécifiques. L’analyse des mégadonnées leur permet à elle seule d’identifier les personnes susceptibles d’être contaminées, et ainsi de déterminer qui doit rester sous observation et être éventuellement placé en quarantaine.

    A Taïwan ou en Corée du Sud, l’Etat envoie simultanément un texto à tous ses citoyens afin de retrouver des personnes ayant été au contact de malades, ou d’indiquer aux gens les lieux et bâtiments par lesquels sont passées les personnes testées positives au coronavirus. Très tôt, Taïwan a fait coïncider différentes informations afin de retracer les déplacements de malades potentiels. En Corée, il suffit de s’approcher d’un immeuble où a séjourné une personne contaminée pour recevoir une alerte immédiate via l’application de lutte contre le Covid-19. La Corée a elle aussi fait installer des caméras de surveillance dans chaque bâtiment, chaque bureau, chaque boutique ; là aussi, impossible de se mouvoir dans l’espace public sans être visé par l’objectif. Grâce aux données provenant des téléphones mobiles, il est possible de vérifier en un instant les déplacements d’un malade, et les allées et venues de toutes les personnes contaminées sont d’ailleurs rendues publiques. Inutile de dire que les liaisons secrètes ne le restent pas longtemps.

    Pourquoi notre monde est-il pris d’un tel effroi face au virus ? La «guerre» est dans toutes les bouches, et cet «ennemi invisible» dont il faut venir à bout. Nous vivons depuis très longtemps sans ennemi. Il y a exactement dix ans, dans mon essai intitulé la Société de la fatigue (1), je défendais la thèse que nous vivons un temps où le paradigme immunologique reposant sur la négativité de l’ennemi n’a plus cours. La société organisée selon le principe d’immunité est cernée de frontières et de clôtures, comme à l’époque de la guerre froide. Des protections qui empêchent du même coup une circulation accélérée des biens et du capital. Or la mondialisation élimine ces défenses immunitaires pour paver la voie au capital. Il en va de même de la promiscuité et de la permissivité aujourd’hui omniprésentes dans tous les domaines de notre vie : elles annulent la négativité de l’étranger - ou de l’ennemi. Aujourd’hui, ce n’est pas de la négativité de l’ennemi que proviennent les dangers, mais bien de la surabondance positive qui s’exprime sous forme de surproduction, de surcommunication, de surperformance. La guerre, dans notre société de la performance, c’est avant tout contre soi-même qu’on la fait.

    Et voici que le virus s’abat brutalement sur des sociétés à l’immunité gravement affaiblie par le capitalisme mondialisé. En proie à la frayeur, ces sociétés tentent de rétablir leurs défenses immunitaires, elles ferment les frontières. Ce n’est alors plus contre nous-mêmes que nous menons la guerre, mais contre l’ennemi invisible venu du dehors. Et si cette réaction immunitaire face à ce nouvel assaillant est si violente, c’est justement parce que nous vivons depuis très longtemps au sein d’une société sans ennemis, une société du positif. Désormais, le virus est ressenti comme une terreur permanente.

    Mais cette panique sans précédent a une autre cause, qu’il faut, là aussi, chercher dans la numérisation. La numérisation supprime la réalité, et c’est en étant confronté à la résistance qu’on éprouve la réalité, souvent dans la douleur. La «digitalisation», toute cette culture du like, a pour conséquence d’éliminer la négativité de la révolte. C’est ainsi que s’est installée, en notre ère post-factuelle de la désinformation et du deep fake, de l’hypertrucage, une apathie de la réalité. Plongés que nous sommes dans cet état d’inertie, le virus, autrement plus réel qu’un virus informatique, nous assène un formidable choc. Et la réalité, la résistance du réel se rappelle à notre bon souvenir.

    Mais la peur exagérée du virus est avant tout le reflet de notre société de la survie, où toutes les forces vitales sont mises à profit pour prolonger l’existence. La quête de la vie bonne a cédé la place à l’hystérie de la survie. Et la société de la survie ne voit pas le plaisir d’un bon œil : ici, la santé est reine. Soucieux de notre survie menacée, nous sacrifions allègrement tout ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue. Ces jours-ci, la lutte acharnée pour la survie connaît une accélération virale : nous nous soumettons sans broncher à l’état d’urgence, nous acceptons sans mot dire la restriction de nos droits fondamentaux. Et c’est la société tout entière qui se mue en une vaste quarantaine. Livrée à l’épidémie, notre société montre un visage inhumain. L’autre est d’emblée considéré comme un porteur potentiel avec lequel il faut prendre ses distances. Contact égale contagion, le virus creuse la solitude et la dépression. «Corona blues», tel est le terme que les Coréens ont trouvé pour qualifier la dépression provoquée par l’actuelle société de la quarantaine.

    La survie forcenée

    Si nous n’opposons pas la quête de la vie bonne à la lutte pour la survie, l’existence post-épidémie sera encore plus marquée par la survie forcenée qu’avant cette crise. Alors, nous nous mettrons à ressembler au virus, ce mort-vivant qui se multiplie, se multiplie, et qui survit. Survit sans vivre.

    Le philosophe slovène Slavoj Žižek affirme que le virus va porter un coup mortel au capitalisme. Il invoque un communisme de mauvais augure, allant jusqu’à croire que le virus fera échouer le régime chinois. Žižek fait fausse route : il n’en sera rien. Forte de son succès face à l’épidémie, la Chine vendra l’efficacité de son modèle sécuritaire dans le monde entier. Après l’épidémie, le capitalisme reprendra et sera plus implacable encore. Les touristes continueront de piétiner et de raser la planète. Le virus n’a pas fait ralentir le capitalisme, non, il l’a mis un instant en sommeil. Le calme règne - un calme d’avant la tempête. Le virus ne saurait remplacer la raison ; et ce qui risque de nous arriver, à l’Ouest, c’est d’hériter par-dessus le marché d’Etats policiers à l’image de la Chine. Naomi Klein l’a dit : ce «choc» représente un moment propice qui pourrait nous permettre d’établir un nouveau modèle de pouvoir. Le développement du néolibéralisme a souvent été à l’origine de crises qui ont généré de tels chocs. Ce fut le cas en Corée, en Grèce. Mais une fois qu’elle aura encaissé ce choc du virus, on peut craindre que l’Europe adopte elle aussi un régime de surveillance numérique permanente, à la chinoise. Alors, comme le redoute le penseur italien Giorgio Agamben, l’état d’urgence sera devenu le temps normal. Et le virus aura réussi là où le terrorisme islamique semblait avoir échoué.

    La révolution virale n’aura pas eu lieu. Nul virus ne peut faire la révolution. Le virus nous esseule, il ne crée pas de grande cohésion - chacune, chacun ne se soucie plus que de sa propre survie. Au lendemain de l’épidémie, espérons que se lèvera une révolution à visage humain. C’est à nous, femmes et hommes de raison, c’est à nous de repenser et de limiter radicalement notre capitalisme destructeur, notre mobilité délétère, pour nous sauver nous-mêmes et préserver notre belle planète.

    Byung-Chul Han (Libération, 5 avril 2020)

     
    Notes :

    (1) La Société de la fatigue, traduit de l’allemand par Julie Stroz, éd. Circé, 120 pp.

     
     
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